Les Serbes à Cannes : Emir Kusturica et la double Palme d’Or
Réalisateur d’origine serbo-bosnienne, Emir Kusturica est l’un des rares cinéastes au monde à avoir remporté deux Palmes d’Or au Festival de Cannes. Avec son univers baroque, inclassable et empreint de satire, il incarne à lui seul une certaine vision du cinéma yougoslave : un art de la démesure, de la tragédie carnavalesque et du burlesque engagé. Son parcours a fait de lui un pont inattendu entre les Balkans et l’Europe de l’Ouest. 1985 : Papa est en voyage d’affaires, l’enfance au cœur du totalitarisme La reconnaissance internationale survient en 1985 avec Papa est en voyage d’affaires (Otac na službenom putu), œuvre tirée d’un scénario de l’écrivain Abdulah Sidran. Le film plonge dans la Yougoslavie des années 1950, à l’époque de Tito, où un homme est envoyé dans un camp pour avoir critiqué le régime. L’histoire est racontée à travers les yeux de son fils, un enfant à la fois candide et observateur, qui devient le témoin silencieux de la répression politique. Par ce regard enfantin, Kusturica aborde la dictature avec une finesse rare, sans lourdeur idéologique, mêlant émotion et distance critique. Le jury du Festival de Cannes, alors présidé par Miloš Forman, lui attribue la Palme d’Or. Ce film, profondément yougoslave par son ancrage culturel, séduit par son message universel. 1995 : Underground, la guerre comme farce tragique Dix ans plus tard, en 1995, Kusturica revient à Cannes avec un projet d’une ambition démesurée : Underground. Ce long-métrage raconte, à travers les aventures surréalistes de deux amis, cinquante ans d’histoire yougoslave, depuis la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux conflits sanglants des années 1990. Œuvre baroque, foisonnante, à la frontière du chaos, Underground est à la fois chronique historique et fable politique mordante. Porté par la musique effervescente de Goran Bregović, le film mêle absurde et épopée, provoquant autant l’enthousiasme que la controverse, notamment pour sa lecture dérangeante du passé récent. Malgré les débats, le jury cannois lui décerne une seconde Palme d’Or. Kusturica devient alors une figure culturelle de la Yougoslavie défunte, au centre des tensions identitaires post-guerre. Et après Kusturica ? Le cinéma serbe entre résilience et renouveau Bien que Kusturica demeure la figure la plus emblématique du cinéma serbe à Cannes, d’autres cinéastes ont continué à porter la mémoire et les enjeux des Balkans à l’écran. Želimir Žilnik, pionnier du mouvement « Black Wave », a dès les années 1960 proposé un cinéma documentaire radical, explorant les marges sociales et politiques de la Yougoslavie. Srđan Dragojević, avec Lepa sela lepo gore (1996), livre un regard provocateur et sans détour sur la guerre de Bosnie, mêlant humour noir et dénonciation. Des réalisateurs comme Stefan Arsenijević ou Bojan Vuletić, représentants du renouveau du cinéma serbe, sont régulièrement présents dans les festivals européens. Leurs œuvres contemporaines, souvent imprégnées d’absurde, de désenchantement et de critique sociale, témoignent d’une profonde lucidité. Même si leur rayonnement à Cannes reste plus discret, ces cinéastes perpétuent un cinéma exigeant, ancré dans le réel, loin des caricatures. Une œuvre entre mémoire et politique Le double sacre d’Emir Kusturica ne se résume pas à une réussite individuelle. Il symbolise l’émergence du cinéma des Balkans sur la scène mondiale. À travers ses fictions bigarrées et allégoriques, Kusturica a montré que l’art peut exprimer ce que la politique n’ose plus dire, offrant au monde une lecture singulière, dérangeante et nécessaire de l’histoire d’un peuple en éclats. Sources: https://www.festival-cannes.com/ Photo: Par Victor Dmitriev — Travail personnel, CC BY-SA 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=7430935 https://fr.wikipedia.org/wiki/Emir_Kusturica